New-York 1992 : portrait d’une ville-monde

New-York 1992 : portrait d’une ville-monde

24 heures non-stop.

C’est le temps que j’ai passé à New York lors de mon premier voyage en 1992.
J’y suis arrivé en milieu d’après midi, vers 15h, après 7 heures de trajet en bus depuis Montréal. Etudiant pour quelques mois dans cette ville canadienne, je n’ai que les week-ends pour sortir. J’ai pris ma décision au pied levé, sur un coup de tête. Après les cours, j’ai rassemblé mes affaires (quelques dollars et un appareil photo) et me suis rendu à la gare routière.

J’ai raté le bus du vendredi soir. J’ai dormi à la gare sur les chaises d’attente, pour être sûr de ne pas rater le premier départ du lendemain. Nuit courte. Salle vide et froide. J’ai dormi à moitié éveillé. Je n’ai même pas pu boire un café. Le distributeur de boissons chaudes était en panne. Je suis monté dans le premier bus en partance pour NY et me suis installé sur les premiers sièges pour ne rien louper du trajet. Mais après une nuit entrecoupée de réveils et le dos scié par les chaises, j’ai eu du mal à retenir mon sommeil.Je me suis réveillé quand j’ai passé la frontière. J’ai senti physiquement que je pénétrai un autre monde. Les Etats-Unis ont une odeur particulière. J’ai vécu trois ans dans ce pays à l’adolescence. Ma chair a immédiatement reconnu ce qui l’avait jadis tendue. Elle s’est étirée comme le bois d’un arc saisi, prêt à décocher ses flèches. Du trajet je ne me souviens que de ces longs filets de forêts à travers la vitre. La pluie tombait et des belles couleurs de l’été indien comme des cieux éclatants qui emplissaient mes souvenirs d’enfants, je ne capte que quelques faibles reflets.

A la gare routière de New York, en pleine 42ème avenue, la vie grouille. A peine descendu du car, je suis pris de spasmes. Je ressens toute l’intensité de cette ville au fond de mes entrailles. J’ai l’impression d’être pris au milieu d‘un tourbillon de vie incontrôlable. La peur m’étreint. Je me rends aux toilettes de la gare pour me ressaisir. Je m’enferme dans un chiotte et là je me raisonne. Je n’ai que deux choix : céder et reprendre le premier bus pour Montréal ou passer la nuit dans les rues de cette ville. Je n’ai pas l’argent pour une chambre d’hôtel, tout juste de quoi me payer un ou deux repas et quelques pellicules ekta. J’ai mon billet de retour en poche. Nous sommes samedi. Si je veux être à Montréal lundi matin, je dois prendre le bus le lendemain soir à 17h. Je me vide ce qui me restait de bile, je me rince la bouche et m’asperge la tête. Je scrute mon œil dans la glace. Miroir vitreux à moitié ébréché où se reflète mon visage pâle. Je resserre mon ceinturon à m’en broyer les entrailles et l’instant d’après je suis dehors. Je hume comme un malade l’air poisseux de cette ville-monde, estuaire foisonnant où bouillonne une humanité fiévreuse qui dévore avec férocité la vie et le temps.

De ce bref séjour intense je n’ai capté « photographiquement » que quelques moments. Et même, j’en ai perdu la moitié dans le bus du retour. 2 ou 3 pellicules probablement tombées de ma poche de blouson alors que j’essayais de dormir à moitié replié sur un siège raide après 24 heures de veille alerte. Mais ce que j’y ai vécu coule encore dans mes veines. De retour au Canada, la ville de Montréal m’est apparu très… américaine, avec son esprit marchand, ses blocs d’immeubles cubiques et ses rues perpendiculaires. Mais sans cachet et sans étincelles. Quant à Paris et la France où je retournerai quelques mois plus tard (j’y suis encore), elle m’apparaît (aujourd’hui toujours) bien douce à vivre (trop ?), mais tellement « étroite ». Les idées, l’universel en France ont l’épaisseur et la largeur d’un texte de loi. Douce tyrannie des mots écrits et d’une sécurité « garantie par l’Etat ». Aux USA, la vie est d’abord affaire de foi en soi et de volonté de sur-vivre.

En 1992, la récession est forte. Elle pousse les américains à gagner leur vie de toutes les manières possibles, y compris dans la rue. Poubelles, clodos, artistes, vendeurs à la sauvette côtoient les vitrines de luxe et les gratte-ciels. Ville ultra-moderne, New York prend, aux détours de certaines rues, des allures de tiers- monde. On trouve de tout sur les étals improvisés. A chaque quartier son affaire. Les artistes à Greenwich Village, les prêcheurs sur Broadway. Broadway est devenu un immense marché du religieux à ciel ouvert. Vendeur de bibles, de corans, prêcheur en tous genres,… se serrent sur les larges trottoirs. Je m’arrête un moment pour écouter l’un d’entre eux dont la verve et la virulence détonnent. Il est noir et fier de l’être, entouré de plusieurs dizaines de jeunes vêtus, comme lui, à la manière des hébreux de l’antiquité : longues chemises cintrés, bracelets de cuir aux poignets, bâtons dans la main, bandeau sur le front, … Ils arborent sur de grands panneaux, l’étoile de David et le nom des douze tribus d’Israël. Leur référence à la Bible est explicite mais leur interprétation du texte plus que radicale. Regards menaçants et imperturbables, ils se sont mis en carré et forment plusieurs enceintes à la manière d’une pyramide autours de leur héraut, juché sur un promontoire. Ce dernier hurle avec véhémence et emphase, son mépris de la race blanche. « Abraham était Noir, Moise était Noir, Jésus était Noir, vous les blancs n’êtes que des menteurs et des voleurs… ». La scène dure apparemment depuis un bon bout de temps et le public, attiré par ce prêcheur atypique, écoute, nombreux. J’observe les visages des blancs qui encaissent sans sourciller les prophéties apocalyptiques de cet homme. Il annonce la fin de la race blanche, «citations de la Bible» à l’appui, et le règne des Noirs sur toute la terre. Quelques uns dans le public réagissent et l’interpellent mais sans grand sérieux. Il faut dire que la mise en scène pharaonesque et l’énormité des propos de ce « Josué des temps modernes », prêteraient presque à rire. Et puis, la liberté d’expression et de religion est l’un des fondements de ce pays. Le prêcheur le sait et jubile. Il connaît ses droits. Il semble emporté par la fougue de son verbe, mais le ton sentencieux, les menaces aussi, les arguments à charge contre ce que l’homme blanc a fait dans l’histoire, cachent mal les douleurs d’une plaie qui n’a pas encore finit de cicatriser en Amérique : l’esclavage.

Quelques pas plus loin, je m’arrête auprès d’un stand tenu par un autre noir, musulman cette fois. La voix du prêcheur en colère à quelques pas derrière, est engloutie par l’immense brouhaha que dégage la ville mais son impact demeure perceptible. Je saisis un coran, l’homme qui tient le stand me dit d’une voix douce : « are you looking for something peaceful ? » (Vous recherchez la Paix ?) – La racine du mot « islam » est la même que celle du mot « paix » (Salam)- .Mon regard croise le sien et nous échangeons un sourire. Je n’ai jamais revu cet homme mais je me souviens encore de ce que j’ai ressenti à son contact. Je repenserai à lui 9 ans plus tard quand Oussama Ben Laden fera sauter les deux tours jumelles. 2 hommes, 2 visions opposées de l’Islam. Douceur et bienveillance d’un coté, haine et vengeance de l’autre. Partout où elles ont sévit, les guerres pour imposer une religion ont poussé l’homme dans le vide car elles ont fait d’une force de vie et de création –la foi-, une force de mort et de destruction. L’athéisme est né de ces aberrations en Occident, en particulier en France, pays de l’absolutisme où l’intolérance religieuse a longtemps été de mise. Mais aux USA où chacun a la liberté de choisir et d’exprimer ses convictions religieuses, les conflits sont en quelque sorte neutralisés par leur coexistence jusque dans l’espace public. Ici la foi ne se cache pas, mais s’affiche, comme un rempart pour mieux affirmer son identité et se préserver. Juifs orthodoxes, musulmans, évangélistes, mormons, quakers, amishs,.. les communautés ont toutes une identité forte. Elles cohabitent mais ne se mélangent pas. Mythe du « melting pot ». Ce qui les soude entre elles, c’est le sentiment d’appartenance à une « nation » où elles peuvent toutes être ce qu’elles sont. Encore faut-il qu’elles aient pour elle le nombre et la détermination. Car au pays de la liberté, la compétition est rude et on ne laisse pas aisément un concurrent s’implanter. La « liberté » s’exerce par un jeu de contreforts et contre-feux multiples et se maintient par la vigueur de l’affirmation de chacun.

J’ai quitté Broadway et la 42ème. J’ai pris le métro et suis ressorti à Greenwich Village. Cœur artistique et nocturne de la ville. La nuit est tombé et avec elle une sorte d’apaisement. J’ai fini par apprivoiser cette ville. Ou est-ce t-elle qui m’a accepté ? Sur le quai avant de remonter à l’air libre, j’ai broyé dans un dernier spasme d’entrailles, ce qui me restait de crainte et d’indécision. Je me suis laissé gagné par son stimuli. Je sens remonter depuis mes pieds jusque dans les os de ma tête, une parole vive qui aiguillonne tous mes sens et me fait dire : « MOI AUSSI JE PEUX REUSSIR. ICI, TOUT EST POSSIBLE », « Bienvenue en Amérique ! Bienvenue à New York City ! ». J’arpente désormais ses rues, l’œil aux aguets, prêt à saisir tout ce que mon instinct me dictera. L’appareil photo est mon rempart et mon alibi. Il va devenir une raison de vivre. C’est ici que je suis devenu le photographe que je suis (encore aujourd’hui).

Je suis resté dans Greenwich Village toute la nuit. J’ai rencontré des clodos sympathiques, un artiste-haïtien qui peignait sur le trottoir et j’ai vu des tessons de bouteilles voler au dessus de ma tête. Je me souviens d’une vague altercation entre deux bandes rivales suivie d’une charge de policemen armés de matraques et de sifflets. J’ai décampé en vitesse sans savoir où j’allais et je me suis retrouvé vers 4 h du matin, dans l’une de ses échoppes ouverte 24h/24 à coté d’un square et d’un vendeur de journaux qui commençait sa tournée. J’ai pris un petit déjeuner gargantuesque : café, pancakes et omelette et j’ai regardé la ville s’éveiller. En fait je n’ai pas eu l’impression qu’elle s’était mise à dormir. Je me suis rendu sur les quais pour voir la mer et –de loin- la statue de la liberté. J’ai fini en haut des Twins Towers. Le sentiment de dominer la ville le disputait au vertige. >De cette hauteur, un « yellow cab » (taxi new-yorkais) semble à peine plus gros qu’une mouche. Quant à un humain avec sa mallette qui sort de Wall Street … Et dire que c’est entre les mains d’une poignée de vermisseaux comme celui-là que repose la finance mondiale… ! De retour sur terre, j’ai remonté une partie de la ville à pied jusqu’à Broadway et la 42ème pour rejoindre la gare routière. J’ai payé une dernière visite au prêcheur-vociférateur qui faisait son show et je m’en suis allé.

J’ai perdu la moitié de mes pellicules dans le bus qui me ramenait à Montréal, mais ce que j’ai vu et entendu à New York ces 24h là, je ne l’ai pas oublié.

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New-York, 1992.
Portrait d’une ville-monde, où la rue s’offre à tous, de jour comme de nuit.
New-York,  une ville où l’on SUR-vit

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