Il est tard quand je rentre du boulot ce soir là. Pour financer la réalisation de mes films, je travaille comme technicien sur les films des autres. Je cadre, je monte, j’étalonne, j’habille, c’est selon. Je préfèrerai promouvoir les deux films sur l’Islam que je viens d’achever mais je suis à cours d’argent. J’ai trois mois pour rétablir mes finances.
J’ai investi 3 ans de ma vie et toutes mes économies dans la réalisation de ces 2 films. Je n’ai pas regardé à la dépense, soucieux avant tout de réaliser un film qui tienne la route. Je peste tellement contre la médiocrité devenue la norme à la télévision, que j’ai mis un point d’honneur à éviter les travers que j’y j’observe habituellement : bâclage, sensationnalisme, approximation, vulgarité….. Mais cela a un coût : le temps passé à enqueter, approcher les gens, les comprendre, et restituer avec justesse et honnêteté leurs propos et la réalité observée. La télévision (sauf quelques exceptions) n’a que faire des scrupules de “l’honnête homme”, de la recherche du mot et de l’image juste. Sa volonté de frapper les esprits superstructure tout son discours. Elle hypersimplifie tout, à l’excès. Ce faisant, elle passe à coté de la vraie vie, qui est riche, complexe, profonde, subtile. J’ignore si je suis parvenu à faire un “bon film” (ce sera au public de le dire) mais au moins, je sais que je n’ai pas fait ces films “à-la-va-vite” et qu’ils sont loin d’être superficiels.
J’ai travaillé sans producteur, sans subvention, et sans chaine télé cela va sans dire. Cela n’a peut-être pas été mon meilleur choix, car je dois aujourd’hui me consacrer aux films des autres pour vivre, mais c’était la seule manière d’aller au bout de ce projet comme je l’entendais. Reste qu’un film que l”on ne voit pas, c’est un film qui ne vit pas, c’est comme un enfant mort-né.
22h30. Retour sur le quai. Le métro arrive, je quitte mes pensées. En entrant dans la rame, je vois un homme qui prie. Mes pensées s’allègent et rejoignent celles et ceux que j’ai rencontrés au cour de mon enquête. Je pense en particulier à la phrase de Paulette : “c’est une bonne chose pour nous tous qu’il y ait une prière musulmane qui soit visible”. Nous sommes en plein ramadan, l’homme tient un Coran à la main. Les crissements et vombrissements du métro couvrent très nettement la légère psalmodie qui s’échappe de ses lèvres mais j’entends comme un lointain murmure, sa prière. Rien de provoquant dans son attitude. Il reste assis, concentré sur sa lecture. Quelques stations plus loin, trois jeunes femmes entrent dans le métro et s’assoient à coté de lui. Elles rient, s’interpellent, parlent avec emphase, mais lui ne bouge pas. Je me demande même si elles ont remarqué qu’il priait. En Islam, le croyant peut prier n’importe où pourvu qu’il se tourne intérieurement vers Dieu. Aller à la mosquée n’a rien d’obligatoire, exception faite de la prière du vendredi. C’est la force de la prière musulmane que de pouvoir s’affranchir, au besoin, des gestes rituels et du collectif, et de ramener l’homme en lui même, concentré sur le seul verbe divin.