Résurgences de Richard AVEDON

Résurgences de Richard AVEDON

Le dernier article publié dans cette rubrique ciblait la photographie. Il présentait le photographe comme un “chasseur d’âmes” capable de saisir la part invisible d’un être. Il rappelait aussi la gémellité entre appareil photo et arme à feu, et suggérait qu’une séance photo pouvait prendre les allures d’un duel où l’intensité côtoie la mort.

Ambiguïté de toute expression, ou dualité propre à cet art-ci inscrite dans la matière de ces images écrites en ombres et lumière ? La photographie a débuté en noir et blanc avec des plaques de chlorure d’argent et s’est enrichie de la couleur avec le bromure du même métal. Elle lorgne aujourd’hui avec les développements de l’optique et du numérique vers l’hyper-réalisme au piqué plus net que ce que l’œil humain peut saisir, pour produire des images qui peuvent tromper les regards les plus aguerris.

De voile fragile aux allures de suaire tout droit sorti d’un bain révélateur de lumière, la photographie est devenue le miroir glaçant de nos vies, jusqu’à traquer le moindre de nos mouvements , figer notre identité sur papier et servir de témoignage ou de preuve à charge selon en cas de litige au tribunal. Elle est devenue aussi la confidente de nos moments intimes et la gardienne de nos souvenirs.

L’art du portrait concentre tout cela en un SHOOT. En noir et blanc c’est l’âme qui est visée. Le photographe capte l’invisible d’un être avec sa part d’ombre et de lumière. Il peut faire de ce “vol” un envol pour le regard, comme il peut le figer glacé pour une éternité. Le regardeur est aussi émetteur-sabreur. André Breton parlait de la force éjaculatrice de l’œil. Les rebouteux parlent de l’œil noir. La photographie peut se faire Lumière en lumière ou Ombre dans la nuit. Communion ou virage au noir. Perpétuation d’une étincèle de vie ou extinction du regard.

Marylin Monroe par Avedon, 1957

“Si chaque photographie vole un peu de l’âme, ne serait-il pas vraisemblable que je confie des morceaux de moi chaque fois que je prends une photo ? » confiait Richard Avedon, photographe de mode et « portraitiste » américain du XXème siècle, célèbre pour ses photos de célébrités mondaines publiées dans le magazine VOGUE, et ses portraits de femmes et hommes du commun rencontrés en sillonnant les routes de l’Ouest américain de 1979 à 1984.

En 2008 s’est tenue une rétrospective de son œuvre au musée du Jeu de paume à Paris. L’exposition regroupait 270 œuvres retraçant l’ensemble de sa carrière de 1946 à 2004, enrichie d’une quarantaine de photos de la série In the American West.

Tirages grand format, portraits plein cadre en noir et blanc, minimalisme de la composition, fort contraste, piqué de l’image saisissant, l’exposition offrait l’opportunité d’un face à face intime les yeux dans les yeux avec les visages. Un musée prend toujours peu prou des allures de mausolée, impression renforcée ici par les clichés de nombreux défunts célèbres, restés vivants dans les mémoires. Bain d’union en eaux fortes. L’intense contraste des photographies étoilées dans l’espace nu percutent l’âme, arrêtent un instant le temps. De captés les figures deviennent captivantes. Qui fusille qui du regard ?

Avedon se défend de faire autre chose que de capter la surface des personnes qui se confie à sa caméra. On ressent quand même profondément qu’il cherche à capter la vérité de ces êtres, c’est à tout le moins la première impression qu’il m’est venu face à ces grands portraits en noir et blanc qui dressent leur figure hiératique, énigmatique.

En parcourant l’exposition, j’ai eu le sentiment que ces photographies restituaient quelque chose d’un un face à face avec la mort. Et puis méditant sur l’acte de prendre la lumière d’un être et de la coucher sur papier, je me suis dit que cette approche était peut être celle de toute la photographie pour s’engager dans un corps à corps avec la vie. Dans l’espoir d’y faire surgir la VIE ? Si vivre c’est lutter, lutter c’est résister. Il y a de la résistance dans ces images, ce qui fait leur étrange beauté ?

Avant je m’imaginais qu’il s’agissait, en captant « l’instant décisif » ou en « imprimant son sentiment poétique » au monde, « regardé, vécu parce que regardé », d’en faire saillir la vie, le sel de l’existence, de jeter une lumière sur des ombres réputées impénétrables. Bref je pensais que photographier était un acte de naissance, un geste qui donnait vie. Je me rends compte en parcourant cette exposition, que je ne suis qu’un mort en sursis qui vient glaner quelque indice de vie au milieu d’un charnier dont s’échappe des nuées imperceptibles qui nappent l’espace de fibres invisibles. Que capte vraiment le photographe ? Ces photons que je crois enferrés sur papier, ne voyagent-ils pas ? Qu’émettent-ils dans leur échappée pour percer mon regard et l’arreter ?

Une image arrêtée, c’est un peu un tombeau ouvert, et le face à face avec une photographie, une veillée funèbre. On vient s’enquérir des morts ! On tâte de l’œil leur suaire. On questionne leur regard. On cherche à capter le mystère de leur existence passée et de leur présence présente entre deux pensées, on voudrait lire sur leurs lèvres closes et dans leur regard, la réponse aux sourdes angoisses et questions muettes qu’ils portent dans cet instant décisif sur leurs visages qui traversent le temps.

Cet éclair de vie ou d’abandon, qui me saisit ou me fait tanguer selon, que je scrute et capte dans cette photographie, est-ce une partie de vous retenue ici ou une partie de moi qui rejoint votre monde ? Où vous tenez vous aujourd’hui ? Où nous tenons nous ensemble ? Avez vous fait le voyage jusqu’à moi ou est-ce moi qui vous ai rejoint dans cet espace infini qui se déploie entre vous et moi jusque dans le moment où j’écris ces lignes ? Force de la Pensée que de voyager sans limites. La photographie arrête le temps un instant, pour le prolonger potentiellement à l’infini. C’est le paradoxe qu’elle manie pour se faire Art et rejoindre cette part de la Création qui n’a ni commencement ni fin.

Richard Avedon; Red Owens, Oil Field Worker, Velma, Oklahoma, 1980

Les portraits les plus saisissants sont pour la plupart ceux dont ceux dont le regard et la présence toute entière du corps arrêté, fixent intensément presque avec angoisse, l’objectif ou à l’inverse s’abandonnent au regard du photographe, telle Marilyn Monroe pour lui confier un dernier soupir en suspens avant de s’évanouir. Le regard de Red Owens surtout, m’a donné l’impression qu’il avait conscience dans l’instant du déclic, que la mort le travaillait en lui-même prête à surgir et qu’il la contemplait en puissance. Miracle de la prise, la vie passe et reste comme suspendu entre deux eaux. Force de ce regard qui fait face à l’insondable en soi et le déploie muettement dans l’espace. Force de la photographie de faire se prolonger l’instant et nous offrir de nous tenir devant l’abime sans nom dans un moment d’abandon ou de ressaisissement selon. Glissement d’un voile, envol d’une voile. L’invisible reste insaisissable. Le mystère de la vie inviolable.

Parmi tous les clichés exposés, deux êtres seulement se dérobent à l’objectif et la fixation de la caméra dans un bref mouvement furtif: Louis Amstrong et Malcom X. Manifestent-ils ainsi leur volonté de défier ou de (sur)vivre à l’acte photographique ? De ne pas se laisser piéger par un arrêté ? De renvoyer notre regard ailleurs, de nous emporter dans un mouvement, une vrille de vie ? Ou de jouer et se jouer de la prise tout simplement en connivence avec le photographe qui a laissé vivre ces images dans son anthologie ?

Le piqué est tenue pour la marque d’un bon cliché et le flou, l’ennemi du photographe, qui cherche à arrêter le temps et saisir l’instant. Richard Avedon, passé maître dans l’art de saisir ses images, a laissé Amstrong, âme forte s’il en est, courir plus vite que l’obturateur pour jaillir en flamme devant l’objectif. Le flou est devenu depuis un motif récurrent de la photographie associée aujourd’hui communément à la disparition dans ces expressions les plus contemporaines.

Annonce et défi que lance aujourd’hui le monde à la photographie devenue omniprésente dans nos environnements, pour qu’elle même reste en vie, ou reste “en chasse” tout simplement ? Garder L’œil aux aguets comme qui dirait… Il y a bien des traits qui arrêtent un instant notre regard pour le prolonger en l’envoyer Ailleurs en permettant à l’homme de garder sa lumière pour faire voyager sa Lumière. La peinture est de ceux là.

Passée au second plan depuis l’envahissement de la photographie, du cinéma et des écrans, elle avait annoncé sa propre disparition dès 1914 par un simple quadrangle noir sur fond blanc. Geste iconoclaste s’il en est, qui a gardé toute sa puissance de message en réserve comme nous le verrons. Elle resurgit cependant aujourd’hui sur les murs des villes, en zone urbaine soustraite aux regards, loin des lieux en vue. Aurait-elle pris le maquis pour nous montrer ce que nous ne pouvons ou ne voulons plus voir ? Pour sûre, elle se cache. Pour entrer dans le jeu du photographe ?

En chasse ! Gare aux regards !

4 thoughts on “Résurgences de Richard AVEDON

  1. est-ce une partie de vous retenue ici ou une partie de moi qui rejoint votre monde ? Où vous tenez vous aujourd’hui ? Où nous tenons nous ensemble ? Avez vous fait le voyage jusqu’à moi ou est-ce moi qui vous ai rejoint dans cet espace infini qui se déploie entre vous et moi jusque dans le moment où j’écris ces lignes ? Force de la Pensée que de voyager sans limites. La photographie arrête le temps un instant, pour le prolonger potentiellement à l’infini. C’est le paradoxe qu’elle manie pour se faire Art et rejoindre cette part de la Création qui n’a ni commencement ni fin.
    …………………….
    si beau de lire,ici,, et d,en tendre (tenir) comme en écho le PEU que que l’on ait saisi de soi méme sans savoir l’exprimer ,et de l’en partarger,,,

    1. Force de la pensée que d’ignorer l’espace qui nous sépare. Le sens qui lui est le plus proche est l’odorat je pense. Une odeur peut vous transporter dans un passé lointain ou le faire revenir en un instant. Pensée, parfum. Même essence ? Méditer, sentir. Même sente ?

      1. pensée,parfum.
        ;;;;;;;;;;;;;;;;;je reçois ici comme une invitation relire le Cantique des Cantiques …………. délices du

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