Isolement et effacement

Jeudi 26 novembre 2009 (carnet de bord)

Ce monde crée de l’isolement (carcéral ?) – la solitude qui s’ensuit (ressentie par un grand nombre d’individus) n’est qu’une conséquence de cette situation. Or l’homme est un être profondément relationnel. Un être doué de parole qui se crée en forgeant des liens, qui ne vit que dans la relation qu’il établit avec les autres et accessoirement le Tout-Autre« le vrai Moi est du dehors » -.

Je dis : ce monde crée de l’isolement. Il crée les conditions d’un éloignement, d’une distanciation, d’un enfermement. Privatisation des vies, privation de l’autre. Ce monde isole les individus mentalement ET physiquement. Isolement. Isoloirs. Couloirs. Labyrinthe. Impasses, mitards. Invisibilité, mutisme.

Paradoxe : c’est aussi un monde où les hommes n’ont jamais été aussi « proches » physiquement, agglomérés dans des villes géantes dans des conditions qui frisent l’absurde. Des barres de HLM aux métros bondés, nous avons engendré un monde de plusieurs milliards individus entassés les uns sur les autres, qui vivent coupés-collés les uns contre les autres. Monde d’hommes emmurés en soi entre ses propres murs. Murs, murs. Murmures.

Des êtres-citadelles, emmurmurés en nous-mêmes,
voilà ce que nous sommes devenus.
Des murmures en citadelle

Citadelles si ternes
Cathédrale citerne

VITRE – EAU
VITRE – EUX

L’homme n’a plus que l’écran de nuit pour sortir de sa cage mentale et fuir son dortoir.
Monde éteint façonné par le technologique où tout fait écran. Tout fait « VITRE ».
Un monde de mille milliards de fenêtres aux verres teintés, opaques.
Monde de vitres-écrans qui font CACHES.

« OUVREZ ! OUVREZ VITE ! »

Quand ce n’est pas le marchand qui vend sa camelotte, c’est la police qui parle comme ça quand elle débarque chez vous à l’improviste pour dévaster votre appartement et réquisitionner votre temps. Elle entend vous faire vivre dans la hantise d’être réveillé un matin, tiré de votre lit douillet et emmené menotté au poste pour un interrogatoire musclé. Où étiez vous avant-hier ? Qu’avez-vous fait de vos papiers ? Que signifie cette inscription sur votre nez ?

« Ouvrez-vite, je vous en supplie ! » Ouvrez… Quand ce n’est pas la police, c’est le désespéré poursuivi par le mal qui vient frapper à votre porte. Mais lui ne s’impose pas. Il implore. Dans les deux, OUVREZ s’adresse à une porte fermée qui protège un enclos emmuré. OUVREZ entend percer par le son de la voix derrière les murs, ce qui fait obstacle au toucher et au regard. Repli dans l’acousmatique du contact avec le dehors. Repli dans l’autisme pour échapper aux filets.

L’homme est devenu méfiant, parce que trop abusé.

Parmi les raisons de son isolement : la perte de confiance dans l’autre et ses dérivés, la défiance, la méfiance. Crainte de voir l’autre envahir sa propre vie. L’hyper proximité physique engendre par contraste, le besoin d’isolement, qui se traduit par l’aménagement d’un espace à soi, espace « vital » pour se retrouver et le ménagement de ses relations pour se retourner. Répété, quotidiennement, ce geste engendre une muraille derrière laquelle l’idiosyncrasie individuelle se réfugie emmaillotée pour vivre.

Dans une société où l’on croise mille personnes dans la journée, mille personnes que l’on ne connaît pas -une situation qui engendre (le sentiment) d’une surveillance tout les instants- le besoin d’exister pour soi, librement à l’abri des regards, devient vital. Recroquevillé, l’homme s’entortille.

Paradoxe de cette « existence sous surveillance » en permanence, l’envahissement conjoint des signes de reconnaissance et la dictature de l’apparence imposée pour prendre sa place dans le trafic de la cité. Empire des signes, emprise des publicistes. Fashion victimes.

On façonne sa vie dans l’espace public pour être remarqué comme assimilé (narcissisme et besoin de se sentir relié), mais ne surtout pas être vu tel que on est en dedans de soi.

Etre remarqué // re-marqué. MARQUé. Marqueur. Marque. Maqué.

//

On s’auto-taggue avec des marques pour exister dans le regard des autres. On se fabrique une image extérieur à soi qui n’est pas soi mais à laquelle on finit quand même par s’identifier. Et on souffre au final de cette superficialité. On, ou le règne de l’indifférencié multiplié à l’infini.

Monde schizophrène et contradictoire. Qui fait tout pour se cacher et être repéré. Nos vies ressemblent à des lambeaux de tissus fluorescents agités dans le vent que l’on voudrait faire prendre pour la réalité de nos existences. Mais à force de se confondre avec ce que on donne à voir, on se fond dans ce que la culture ambiante impose comme modes et signes de reconnaissance. On finit façonné par cette culture ambiante. On se réduit à une enveloppe vide qui ne diffuse que l’air du temps.

Le désir d’être remarqué engendre uniformité, la fusion dans le flux ambiant produit de l’effacement, comme le besoin de se retrouver crée de l’enfermement.

Uniformité, effacement, enfermement. Aspiration dans le vide ou Expiration dans le Vent ? Implosion ou explosion en vue devant ?

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Novembre 2023. Correspondance

Isolement. Le monde cybernétique repose sur la technologie et ses possibilités sans cesse décuplées pour fabriquer cet “isolement”. S’il isole chacun devant son écran dans le but de « diviser pour mieux régner » (vieil d’adage toujours d’actualité), il se fonde aussi sur le paradigme ultime du « marketing » (science du contrôle de la consommation) enseigné dans les grandes écoles de commerce, qui est le « ONE TO ONE », la possibilité d’adresser à l’individu nommément identifié, la publicité personnelle adaptée au besoin ou désir suscité par le marché, au moment où il surgit chez l’individu concerné.

Le but poursuivi n’est pas seulement à nous isoler chacun derrière nos écrans, il est de nous tenir en laisse en contrôlant à notre insu désirs et besoins suscités et de se substituer à toute autre relation que nous pourrions avoir ou besoin d’avoir. Cookies, traces internet diverses, pubs personnalisées qui surgissent sur vos écrans attestent déjà de cette percée dans l’intimité. Jusqu’où cela peut-il aller ?

Quelle contre-offensive mener pour échapper à cet esclavage généralisé qui vise à nous décharner et aspirer jusqu’à nous faire abandonner le langage, outil de pensée qui fait de nous des êtres de réflexion, d’imagination et de création, et donc de liberté, pour nous enfermer dans des relations virtuelles.

Le poétique comme recours sur le terrain de l’expression pour faire vivre en l’homme ce qu’il lui reste de forces d’expression enlevées. Le recours au poétique comme acte de résistance face au tout technologique matérialiste, fonctionnaliste et utilitariste dans lequel nous entraine à vitesse grand V la généralisation de l’AI dans tous les domaines cognitifs, à commencer par les services.

Les robots et les ordis ne sont que des outils. Ils dépasser l’homme en rapidité. Jamais ils ne pourront le rejoindre dans sa faculté de sentir et de s’ouvrir à un indicible et un invisible où se joue sa part d’humanité, Humanité où s’entend par consonance les mots humus et humer.

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